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LA LEÇON DE MARIE REMOND ET AGASSI

21 mai 2020 Anna SCHMUTZ

Il y a des années de cela, je me suis rendue dans la petite salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point afin d’y voir André, projet initié par Marie Rémond et créé collectivement avec Sébastien Pouderoux et Clément Bresson. Aujourd’hui, j’ai envie de parler de cette pièce parce que, malgré l’humilité radicale de son esthétique (scénographie, lumières et costumes minimalistes), ce spectacle reste pour moi celui qui a eu le plus de résonances existentielles (j’ose le terme), celui qui m’a le plus touchée, auquel je me réfère le plus comme incarnation parfaite de ce que j’aime au théâtre.

André était l’anti-thèse d’un spectacle grandiose, puissant esthétiquement. Par son humilité même, sa frugalité de moyens, l’interprétation sensible, espiègle et non-démonstrative des comédiens, leurs costumes désuets, avant même que la pièce n’ait pu se déployer, quelque chose de la fragilité tragi-comique de la condition humaine était posé. Pourtant, il s’agissait d’un projet inspiré de la vie d’un immense champion, un winner, un mec qui avait eu la gagne pendant des années, qui incarnait le cool et la puissance à lui tout seul : André Agassi.

Je ne connaissais rien d’Agassi quand j’ai vu le spectacle. Je l’avais certes vu jouer à Roland Garros en prenant mon goûter devant la télévision quand j’étais petite, il avait été un des grands champions de tennis de mon enfance mais, à part ça, être une figure du cool et de la gagne, je ne le connaissais pas.

En allant au Rond-Point ce soir-là, je pensais voir un spectacle facétieux, un peu canaille et j’ai pris une baffe monumentale. Ou plutôt un soufflet qui m’aurait tourné la tête. Parce que si la forme était humble, la dramaturgie de cette pièce était d’une intelligence et d’une sensibilité que j’ai rarement retrouvée. De la biographie d’André Agassi, Marie Rémond et ses acolytes ont créé une pépite de réflexion sur la condition humaine de l’occidental, cet occidental capable de tout sacrifier pour la gagne, capable de sacrifier son corps, sa santé psychique, son équilibre relationnel, pour incarner la réussite et correspondre aux canons de performance que l’on attend de lui.

André Agassi a mené longtemps une vie qu’il n’avait pas choisie. Une vie, au départ, placée toute entière sous le joug de la folle ambition paternelle : Gagner ! Réussir ! Peu importe les besoins affectifs, émotionnels. Peu importe les besoins physiologiques. Gagner ! Gagner ! Gagner ! Pourtant, jouer au tennis n’avait jamais été son rêve, son désir. Il n’aimait même pas cela. Ses séances d’entrainement étaient une torture, parfois aussi bien physique que psychique. Et il y a consacré, sur ce mode, plus de vingt ans de sa vie. Il a tout donné, pendant plus de vingt ans, à cette discipline qui le faisait souffrir et qu’il n’avait pas choisie. Tout. Aliénation totale. Aliénation acclamée, encensée, portée aux nues. Jusqu’au réveil. Jusqu’au réveil du sujet André qui n’en peut plus d’être Agassi. André en a marre. André lâche l’affaire. André perd des matchs, André a une place pourrie au classement général et, pourtant, André se réapproprie sa vie, sa joie, son temps, son corps, ses affects. André ne joue plus face à Pete Sampras mais face à des enfants et il est heureux. Il emmerde tous les cons qui veulent de lui qu’il réponde à une image. André se libère. André perd et se libère. André vit, délesté du poids de la recherche de performance, de résultats. On le dit fini, on le dit has been et il se paie le culot de revenir. Chauve. Sans sa reconnaissable crinière qui, à la fin, n’était plus qu’une perruque. Il se fout de donner le change. Il joue parce qu’il en a envie, parce qu’il s’est réapproprié son désir de jeu, sa vie.

Nous sommes des années après et ce spectacle m’habite encore. Ce n’est pas seulement cette fable tirée de la vie d’Agassi et digne d’un biopic hollywoodien qui m’anime. Si Marie Rémond et son équipe avaient voulu plonger tout cela dans l’épique, le pathos, le grandiose, le résultat aurait certainement été commun, vulgaire, sirupeux. La beauté de ce spectacle, c’est vraiment d’avoir assumé que, toute destinée humaine, si grandiose soit elle, peut être ramenée à l’échelle d’un petit gars en short ridicule, un petit gars en short qui veut plaire à son papa, à son entraineur, son entourage. Un petit gars qui fait de son mieux pour réaliser ce qu’il croit être juste, ce qu’il croit être bien. Même les winners sont dans le bateau tragi-comique de la condition humaine. Il n’y a pas de héros, il n’y a pas d’anti-héros. Il n’y a que des hommes. A la fois touchants et ridicules. Parfois sublimes parfois branques. Des hommes.

Prenez soin de vous,

Anna SCHMUTZ
Anna SCHMUTZ

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